07/10/2018

C’est toujours autre chose




Il est bien difficile de trouver les équivalents de nos désirs les plus inexprimables, mais nous tenterons d'en indiquer quelques points essentiels.

Nous avions veillé toute la nuit, à nous sentir debout tous seuls.

Voilà un monde chancelant qui fuit.

Qui n’oubliera pas son premier amour ne reconnaîtra pas le dernier. Voilà un monde mutilé et des médicastres littéraires en mal d'amélioration.

Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte, debout sur la cime du monde. Nous seuls sommes le visage de notre temps. Nous repousserons toute tendance.
Haïr sans compromis le langage préexistant ; la vie est là.


Nous étions plusieurs qui avions abattu le temple ; nous avons voulu partir ensemble et nous partons. Nous n’avons guère l’espoir d’être heureux, ni la prétention d’être des vainqueurs. C’est à l’aventure, c’est au grand hasard que nous nous en allons.

Des chemins il y en a beaucoup. Allons, vous autres, mes camarades, nous sommes là, égarés. Nous ne croyons plus à grand-chose – nous croyons tout de même à la beauté et à la souffrance – cela suffit.

Ici nous avons le droit de proclamer car nous avons connu les frissons et l'éveil. Nous n'envisageons plus la structure verbale et la prononciation des mots selon les règles de la grammaire, étant donné que nous ne voyons dans les lettres que l'orientation du discours.

Nous avons ébranlé la syntaxe jusqu'à ses fondations mêmes. Nous nions l'orthographe au nom de la liberté de chaque cas individuel. Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure.

Nous méprisons la gloire : nous connaissons des sentiments ignorés avant nous. L’ Art et la Guerre sont les grandes manifestations de la sensualité. La luxure est une force, parce qu’elle affine l’esprit en flambant le trouble de la chair.

L’œuvre d’art est l’art du mot. Il y a une littérature qui n'arrive pas jusqu'à la masse vorace. Nous allons répandre l'anarchie là où l'impulsion vers l'avant n'est pas encore arrivé.

Qu'elle crève donc, la forme nouvelle, qui n'est nouvelle que pour cacher l'ancienne essence. En art peuvent exister des dissonances non résolues.

Chaque bruit a un ton, parfois aussi un accord qui domine sur l'ensemble de ces vibrations irrégulières. Le futur est derrière nous.

Nous lançons l'Humour à la gorge de l'Humour. Suscitons une Guerre Civile entre les singes pacifiques. L'instinct de l'Art est en permanence primitif. Ou plutôt, il n'y a pas de révolte, c'est un état normal. 

Le pigment primaire de la poésie est l'image. Ce qui importe, c'est la liaison et que, tout d'abord, elle soit quelque peu interrompue.

Le mot est une affaire publique de tout premier ordre. Tout l’art, tout le métier, tout l’esprit artistique, en tant que beauté, ne sont qu’oisiveté et mesquinerie.

Nous nous tenons aux carrefours des lumières, alertes, attentifs, en guettant les années, depuis la forêt. Nous ne reconnaissons aucune théorie. Nous en avons assez des laboratoires d'idées formelles. Ici nous jetons l'ancre dans la terre grasse.

Faites du monde votre Salon. Il n'y a que le contraste qui nous relie au passé. Nous n'admettons plus que nos corps soient déchiquetés au nom de l'impérialisme de la civilisation.

Les écrivains qui enseignent la morale et discutent ou améliorent la base psychologique ont, à part un désir caché de gagner, une connaissance ridicule de la vie, qu'ils ont classifiée, partagée, canalisée ; ils s'entêtent à voir danser les catégories lorsqu'ils battent la mesure. Préparons le grand spectacle du désastre, l'incendie, la décomposition.

Nous faisons bouillonner la vie, puisque la vie bouillonne en nous. Nous avons bousculé le penchant pleurnichard en nous. Nous avons simplement le sens de l'action.

Seul le chômage donnera à chaque individu la possibilité de prendre conscience de la réalité de la vie et de s'habituer enfin à faire sa propre expérience. L'artiste n'est ni prolétaire ni bourgeois et ce qu'il crée n'appartient ni au prolétariat ni à la bourgeoisie mais à tous.

Depuis longtemps était donc venue l’heure de nous manifester. Mais pour avoir considéré que l’artiste doit poursuivre son chemin en silence, nous nous laissions arrêter par une fausse modestie, et nous n’avons que trop hésité. Voici venu le moment de nous lever, sans plus tarder.

L'insatisfaction perpétuelle, voilà notre destin. La lutte en avant, voilà notre forme de vie. Tout acte est un coup de revolver cérébral.

Nous assistons en ce moment au spectacle de nous mêmes. Nous affirmons que l'avenir de l'art est la négation de son présent. Toute œuvre d'art prolétarienne n'est rien qu'une affiche publicitaire pour la bourgeoisie. Nous grandissons.

Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit.

La poésie existe dans les faits. Les cabanes de safran et d'ocre dans les verts de la Favela, le souffle des nuits bleus, la garde mobile qui recule, sont des faits esthétiques.

Il n'y a pas de lutte au pays des vocations académiques, il n'y a que des costumes. Sur la récitation artistique il y aurait encore beaucoup de choses à écrire.

Le professionnalisme artistique ne saurait se maintenir plus longtemps. La violence à quoi nous nous engageons ici, il ne faut craindre à aucun moment qu’elle nous prenne au dépourvu, qu’elle nous dépasse.

Nous ne pourrions pas être créateurs dans un monde passif, c’est la lutte actuelle qui nourrit notre intervention. L’art de vivre et de jouir. Le grand danger du poème est le poétique.

Nous détestons la politique, ce crapaud galeux, car il n'est pas dans notre nature de faire le commerce d'esclaves, ni noirs ni blancs. Nous n’avons rien à voir avec la littérature, mais nous sommes bien capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde.

Le monde est un entrecroisement de conflits qui, aux yeux de tout homme un peu averti, dépassent le cadre d’un simple débat politique ou social. Notre époque manque singulièrement de voyants.

Depuis plus d’un siècle et demi la dignité humaine est ravalée au rang de valeur d’échange. Il est déjà injuste, il est monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque cette oppression dépasse le cadre d’un simple salaire à payer, et prend par exemple la forme de l’esclavage que la haute finance internationale fait peser sur les peuples, c’est une iniquité qu’aucun massacre ne parviendra à expier.

Ceci est notre dernier acte en commun; art et littérature ne sont pour nous que des moyens.

Exigez l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres de tous les pays opprimés.

Nous n’acceptons pas les lois de l’Économie ou de l’Échange, nous n’acceptons pas l’Esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire.

Nous sommes certains qu’il existe des jeunes gens autre que nous, capables de signer ce que nous écrivons et qui refusent – dans la mesure où c’est encore compatible avec la continuation de la vie – de composer avec l’ignominie environnante.

Nous lançons les bombes de nos poèmes dans votre hideux ciel européen. Nous ne rêvons pas. L'éclosion des élans crève au delà de nous. L'émeute est une émeute du moi dans l'âme et de l'âme au milieu du moi.

Tous les esprits morts-nés se gargarisent de révolution et d'anarchisme et ils rêvent d'une insurrection dans la rue, quand ils n'ont même pas su s'ameuter en eux-mêmes, contre l'éternelle stupidité de l'esprit ; qui a su ameuter son moi jusqu'à lui tirer le sang d'une larme en peinture ou en poésie ?

La poésie ne sert pas aux besoins. C’est toujours autre chose. Nous n'avons pas le temps de rêver. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour.

Nous n'acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Dans les circonstances historiques que nous vivons, l’incapacité de tirer les leçons de l’expérience doit être considéré comme criminelle.

Nous sommes résolus à tout, prêts à tout engager de nous-mêmes pour, selon les occasions, saccager, détériorer, déprécier ou faire sauter tout édifice social, fracasser toute cage morale, pour ruiner toute confiance en soi, et pour abattre ce colosse à tête de crétin qui représente la science occidentale accumulée par trente siècles d’expérience dans le vide.

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

Voici la première ébauche d'un communisme littéraire.

Le soir, quelques-unes des plus belles œuvres d’art produites aujourd’hui sont déversées dans les rues. Son but : agir dans et sur la vie quotidienne.

Il faut bien recommencer.

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texte issu de 100 ans de manifestes
septembre 2018