07/09/2018

Sur Extrait des nasses


Article écrit par Frédéric Thomas, fin 2016
pour la revue Dissidences
au sujet du livre Extrait des nasses
paru aux éditions Al Dante en 2016



« Ils portent ainsi l’histoire silencieuse de l’humanité. Tout a été effacé. (…) On a tout repris du début. On avance malgré nous ». Ainsi s’ouvre le livre de Justin Delareux. Au fil des pages se précise un état des lieux, parfois teinté d’une vague ironie – « Pourquoi les habitudes des anciens sont devenues les devoirs des nouveaux » (p. 39) – le plus souvent marqué par l’expérience de l’effacement, de la perte et du deuil : « Ils sont enfants et déjà nostalgiques » (p. 40). Écrit depuis « la nasse », mot évoquant à la fois la souricière, le filet et le casier, il s’agit de tester, d’examiner ce qui passe, ce qui fuit, ce qui échappe. Ce qui lui est soutiré et qui ne peut se présenter que sous la double forme de l’extrait ; c’est-à-dire à la fois bribe, aperçu, et enlevé, arraché au piège.

Le titre confirme dès lors les conditions – conditionnements et prérequis – présentes de la narration, de l’écriture. « Notre bagage est plein et il nous faut aujourd’hui tant bien que mal poursuivre dans l’obscurité plate du langage. On se tient. L’écriture. Feu en main » (p. 27). Plus loin, il sera fait retour à ce « on se tient », précisant, prolongeant l’enjeu : « Tenir faire surgir » (p. 37). Tenir alors, et dans un même mouvement, cet « on », ce « faire » et cette écriture, d’où puisse percer une voie (voix) nouvelle.

Les pages délivrent aussi une dénonciation d’un monde sans histoire ni poésie, qui n’est pas sans affinité avec la critique de l’aliénation qu’avait, en son temps, développée l’Internationale situationniste. « Touristes nous visitons notre propre époque comme un musée » (p. 53). Il s’agirait encore et toujours de déjouer, de détourner, de déborder. « Une condition d’homme à rebours qui voulait inventer chaque jour des passions nouvelles, qui chaque jour voudrait en finir avec les mauvais jours qui recommencent. Une brèche qu’il fallait habiter. C’est juste. Mettre fin dès le début » (p. 56).

Ce début à partir duquel il convient de tout reprendre et, dans le même temps, d’arrêter, de précipiter la fin est peut-être avant tout, ici, l’écriture. Examen de la situation présente, Extrait des nasses peut également se lire alors comme l’esquisse d’une méthode. Dans la préface, Jean-Marie Gleize, plutôt que de fragments, préfère parler d’« Une langue déshabituée. À répétition fragmentée » (p. 10). La double référence – dans le texte et la préface – à Tarnac fait signe. Mais à partir de la question de la poésie, de celle qui tient et nous tient dans et contre cette nasse. « Reste quelques propositions sombres et lentes, la tentative d’un langage, un dispositif incendiaire » (p. 43). Tentative, qui se vérifierait dans la pratique de l’écriture, dans la répétition éclatée, au fil des pages, d’une expérimentation du feu ; de la possibilité de mettre le feu au langage (obscure et plat), à l’histoire (effacée) et à « la mécanique du temps », aux retours figés des mêmes débuts prémonitoires et à l’absence. « Écrire serait donc travailler dans l’absence, avec l’absence » (p. 50). L’absence serait ainsi enregistrée par l’écriture, mais aussi réactivée pour en faire un compagnon de route, en dégageant ce qu’elle autorise, fut-ce à rebours. « Il s’agit d’écrire comme une suite de petites fins en soi » (p. 60). Façon de se frayer un chemin, de marier la modestie de la méthode et l’ambition intacte du bouleversement.

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EXTRAIT DES NASSES
dans ART PRESS février 2017
critique et lecture par Véronique Bergen.
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JUSTIN DELAREUX OU LA POÉSIE-INTIFADA
par Véronique Bergen.
Explorant l’écriture, les arts plastiques, la musique, Justin Delareux livre avec Extrait des nasses un texte-intifada vertébré par la faim d’un autre monde. Brûlant d’un feu post-situationniste, ce texte-projectile performe ce que son titre annonce : l’extraction hors d’un monde rongé par la domination. Au fil d’une poésie insurgée, ce texte désentrave, déconstruit par un langage-acte ce qui nous emprisonne, lâche des flux de vie arrachés au régime de mort programmée. Si la nasse est un piège dont il faut s’extirper, tout est nasse, le système, le texte, le sujet. Si la nasse est un outil d’aliénation, une technique étatico-policière, elle est aussi une « machine de guerre » (Deleuze) qui se retourne contre ce qui amenuise nos libertés. « Écrivain en état de siège », l’auteur dispose une machine de guerre scripturale qui élit la forme du fragment ou, plus exactement, comme l’écrit Gleize, une « écriture « à fragmentation » ». Dans le maelstrom du texte, Tarnac se lève. Jouer Tarnac contre le tarmac des existences asphyxiées, c’est faire du texte un projectile. Delareux lance des phrases-rivières, retournées à l’état sauvage, des phrases-harets qui, ouvrant des brèches, activent un chant de vie. Parataxes, morcellement syntaxique, clins d’œil à Debord, Extrait des nasses invente un dispositif verbal incendiaire, un manifeste poético-politique de survie qui bêche les mottes de mots comme on retourne une terre. « La vie qui nous est proposée ne nous va pas ». Se chercher un autre temps libéré, c’est écrire pour ce renard « croisé sur la route de Tarnac », attaquer ce qui déboise les pensées et les corps, faire pousser des ronces sur les déserts de béton. Saluons la puissance d’un texte-sécession qui riposte à la mécanique grippée du temps, au spectaculaire intégré par un chant intempestif.